NOTE de G. Gastaud* sur l’opuscule de Paul Veyne, QUAND NOTRE MONDE EST DEVENU CHRETIEN (312-394), Albin Michel, 2007? ou…

Paul Veyne se verra-t-il construire un monuments par les travailleurs de tous les pays? Rien n’est moins sur.

Et revoici le “nez de Cléopâtre” qui repointe…

Je sors de lire, non sans quelque plaisir mêlé d’agacement, l’opuscule de l’historien Paul Veyne intitulé Quand notre monde est devenu chrétien. L’érudition est incontestable, certains passages non dénués d’humour sont factuellement instructifs et, contrairement à ce que croit Veyne, qui n’a du marxisme avec lequel il ne cesse de régler des comptes (1), qu’une vision sommaire, mécaniste et déformée, ils n’ont rien de choquant pour un lecteur léniniste rompu à l’ “analyse concrète d’une situation concrète” (Lénine) et à l’exploration, sans schématisme, dogmatisme ni déterminisme grossier aucun, de ce que Marx nommait la “logique spéciale de l’objet spécial“. Mais si l’on résume les thèses de Veyne sur le phénomène religieux, la religion (en l’occurrence, sur le basculement de l’Empire romain tardif au christianisme) s’expliquerait, non pas par le mouvement d’ensemble de la société, donc en relation dynamique, complexe et interactive avec les déterminations socio-économiques et politico-culturelles de ladite société, mais par un obscur et ahistorique « besoin religieux » de l’humanité associé à l’intervention d’une non moins mystérieuse « imagination religieuse ». Type d’explication ad hoc qui revient à dire au fond que « votre fille est muette parce qu’elle a perdu l’usage de la parole »… A quoi s’ajouterait, selon Paul Veyne, l’ “initiative” historico-religieuse personnelle (et “géniale”) totalement contingente de l’empereur Constantin et la victoire finale, non moins contingente, bien après sa mort, d’un clan politico-militaire romain ayant opté au petit bonheur pour un empereur chrétien, sur un autre clan romain qui avait choisi, lui aussi presque par hasard, un ultime candidat païen à la dignité impériale. Vendant quelque peu la mèche de sa lecture irrationaliste de l’histoire, Veyne fait alors référence à cette célèbre Pensée de Pascal qui prétend que « si le nez de Cléopâtre eût été plus court, la face du monde en eût été changée” (et vive l’uchronie historique et l’histoire-fiction sur le mode irrationalisme, voire le crypto-créationnisme inconscient de l’adage “petites causes, grands effets” !).

Pas de basculement historique sans rapport des forces déterminé

Certes, jamais “un coup de dé n’abolira le hasard“, mais qui peut croire sérieusement que, – pour reprendre un exemple célèbre – si César n’avait pas franchi le Rubicon, la République romaine qui agonisait déjà depuis un siècle au rythme des guerres civiles entre optimates (le parti patricien) et populares (le parti préféré des plébéiens), des insurrections “serviles” (Spartacus) et des coups d’Etat à répétition perpétrés par des généraux victorieux, n’aurait pas abouti, sous telle ou telle forme, un peu plus tôt ou un peu plus tard, à ce qu’on a appelé l’ “Empire romain” ? Constantin se convertit officiellement, il autorise et favorise le christianisme mais il se garde bien d’interdire le paganisme. Pourquoi ? Parce que…, en convient à demi-mots P. Veyne, le rapport de forces idéologico-culturel d’alors ne l’eût pas permis ! A l’inverse, suite à la défaite militaire sans appel qui fut infligée à l’ultime candidat païen à l’empire, son vainqueur chrétien interdit le paganisme… fort charitablement et sans tant languir. Pourquoi, sinon parce qu’entre ces deux dates-clés de l’histoire romaine, le rapport des forces idéologiques, politiques – et peut-être un tout petit peu, économique, n’est-ce pas?– s’est modifié en profondeur, et c’est toute la différence, pas si contingente que cela, entre le premier empereur chrétien prétendument “tolérant” et le premier empereur chrétien officiellement persécuteur des païens… 

Initiative individuelle toute-puissante ou bien initiative socialement efficace d’un individu tout-puissant?

Bref, et à moins de croire, de manière totalement irrationnelle, qu’une balance pourrait jamais pencher du côté de son plateau le plus léger, comment expliquer ce qu’il faut bien nommer un “basculement”, celui qui s’est opéré à l’échelle de plus d’un siècle, du paganisme persécuteur au paganisme persécuté, sans faire intervenir des rapports de forces par essence quantitatifs et, du même coup, sauf à révolutionner en profondeur l’arithmétique, nécessairement déterminés? A supposer même que ce soit bien l’ “initiative” d’un homme qui fasse basculer les choses, il faut bien au moins considérer que les circonstances, l’histoire passée, les rapports sociaux réellement existants, ont permis à cette initiative de peser objectivement plus lourd que l’ensemble des forces contraires socialement opérantes. Faute de quoi, encore une fois, on en viendrait à croire que l’initiative quasi-immatérielle et indéterminée d’une personne pourrait peser plus lourd que toute une société, qu’en bref, zéro gramme de plume pèserait plus que vingt tonnes de plomb ! Résumons, ce n’est jamais – Monsieur le PHILOSOPHE idéaliste Paul Veyne qui vous déguisez en “historien factuel” – la toute-puissante initiative d’un homme qui fait basculer l’histoire, mais – et cela change tout pour la conception de l’histoire – l’initiative d’un homme TOUT-PUISSANT, une toute-puissance acquise (à moins que “Dieu” ne l’appuie, comme le croyait naïvement Constantin?) dont il faut rendre compte de la toute-puissance historiquement acquise!

L’histoire innove parce que ! Les sociétés pré/historiques stagnent. Parce que ! 

Il faut ajouter à cela que, selon Paul Veyne, l’histoire est intrinsèquement innovante; cela signifie que, tel l’opium qui, selon Molière, « fait dormir parce qu’il a une vertu dormitive », l’histoire innove… parce qu’elle est dotée de vertu innovante... Quant à Constantin, s’il s’est converti au final, c’est parce qu’il avait personnellement le plus grand besoin religieux de conversion religieuse…. On a là une métaphysique bergsonienne du changement historique (3) que dément, soit dit en passant, toute l’ethnologie contemporaine qui ne se lasse pas de constater que certaines sociétés, dites “premières”, évoluent fort peu, voire n’évoluent pas du tout pendant des siècles, voire durant des millénaires: et il est alors aussi absurde de penser que ces sociétés ont alors une « force d’inertie » quasi congénitale qu’il serait aberrant de penser que les sociétés modernes « ont par nature la bougeotte » sans qu’on pût jamais dire, ni même se demander pourquoi il en est ainsi. 


Révéler ou ignorer les ressorts du changement et les verrous des blocages socio-historiques?

En réalité, ce que s’épargne le stalinien défroqué qu’est, quasiment de son propre aveu (4), l’ex-camarade Paul Veyne, c’est la mise en évidence des ressorts du changement dans une société fortement évolutive comme l’était celle de l’Antiquité tardive; de même que les ethnologues structuralistes comme Lévi-Strauss, ou semi-structuralistes comme son élève Philippe Descola, s’évitent à leur tour de mettre à nu les verrous structurels qui forcent certaines sociétés dites premières à se fixer à tel ou tel degré de leur développement technico-culturel. Méthodologiquement, cette absence de curiosité intellectuelle ancre l’historien dans l’événementialisme le plus ringard, tandis que, symétriquement, elle enchaîne une certaine ethnologie “moderne”, totalement étrangère à l’approche engelsienne historico-matérialiste de l’anthropologie, à une conception conservatrice, voire naturaliste et métaphysique des « sociétés premières ». Il ne suffit pas en effet de constater que « c’est comme ça ! » (l’Empire romain tardif « bouge » à grande vitesse, en voilà pour MM. les historiens, tandis que les Jivaros cultivent la répétition, en voici pour MM. les ethnologues!); il faut aussi se demander, à l’encontre de tout positivisme plat, « au négatif », pourquoi l’Empire romain d’Occident tardif ne s’est pas stabilisé (alors que son homologue d’Orient, centré sur Byzance-Constantinople, durera mille ans de plus !) ; ou pourquoi, à l’inverse, les sociétés amérindiennes d’Amazonie ne changent pas, ou si peu (à supposer qu’il n’y ait pas là quelque illusion d’optique ethnologique tenant au manque de recul chronologique et à l’insuffisance des données archéologiques (5)).  


Retour à l’évènementialisme plat

Quelle différence avec la méthodologie souplement polymorphe et comme “feuilletée” d’un Marx qui, tout à la fois, savait mettre en lumière les modes de fonctionnement structurels de la société capitaliste (notamment dans Le Capital), et qui n’en étudiait pas moins finement dans tous leurs méandres (sans gommer ni les possibles bifurcations historiques, ni les hasards, ni les initiatives individuelles) Le 18 brumaire de Louis Bonaparte ou La guerre civile en France – (6), et le factualisme plat d’un Paul Veyne régressant vers l’histoire évènementielle, chaotique et déstructurée de papa comme si l’Ecole des Annales, comme si les Marc Bloch, les Lucien Fèbvre, les Fernand Braudel et son histoire longue des peuples de la Méditerranée, sans parler des grands historiens marxistes Mathiez, Aphteker ou Soboul, n’avaient jamais existé ! 


La “veyne” chrétienne de Madame la Providence

En définitive, et sans que son auteur s’en doute, l’impression générale laissée par ce livre est que, si malgré tous ces hasards historiques et ces “initiatives” plus ou moins chaotiques et entrecroisées, le christianisme – dont Paul Veyne prétend qu’il aurait pu disparaître brusquement et sans reste – a tout de même triomphé en très longue durée, c’est que, voyez-vous, il a satisfait “génialement” (le mot revient sans cesse) aux “besoins religieux” de l’époque. De là à penser que la Madame la Providence a donné à Constantin puis à Théodose le petit coup de pouce nécessaire, et la boucle de l’irrationalisme historique est bouclée: derrière le factualisme plat, derrière le culte du contingent, de l’aléa, du “novum” historique radical, l’apologétique – inconsciente, mais plus d’une fois affleurante dans cet opuscule – pointe un nez considérablement plus imposant que celui de l’ultime pharaonne d’Egypte… 


Et dire que Veyne passe de nos jours pour un “grand historien” (aux yeux des philosophes, et pour un “philosophe de l’histoire” aux yeux des historiens?)… Dire qu’il se permet même, lui qui régresse, méthodologiquement parlant, vers l’historiographie pré-marxiste et pré-annalistique de grand-papa, de parler… de “médiocrité doctrinale” quand il parle d’un géant de l’histoire – moins de l’histoire qui s’écrit pifométriquement en posant des binocles sur son nez que de celle qui s’est faite, qui se fait et qui n’en continuera pas moins de se faire, quelquefois les armes à la main : nous avons nommé un certain Karl Marx…


* Auteur notamment de Le marxisme et la religion, brochure d’Etincelles, janvier 2021, 9 € frais de port inclus.

L’anticommunisme comme idéologie…
Affiche de la CDU 1953


(1) Ainsi en va-t-il des intellectuels qui rallièrent le communisme sur des bases floues, pour ne pas dire fidéistes, dans les années 1950, et qui rompirent ensuite théâtralement avec lui en le diabolisant quand il cessa d’être à la mode… et de devenir nuisible au déroulement des carrières: de l’enrôlement quasi religieux des années 1950 à l’anti-stalinisme exacerbé des années 1970/80, il n’y eut qu’un pas pour certains…

(2) “toute tentative de dériver ainsi le divin d’autre chose que de lui-même, que ce soit de la peur, de l’amour, de l’angoisse, du sentiment filial, n’expliquera jamais comment peut se produire ce saut vers une qualité si différente et spécifique: on croirait plutôt que le bébé découvre le divin dans ses parents” (p. 56). Heureusement que Veyne se déclare athée (apparemment il n’a pas pris conscience qu’il ne l’est plus depuis belle heurette!), que serait-ce s’il était croyant, on se croirait à la catéchèse!

(3) Clairement référée à Bergson et à sa théorie créationniste du temps comme intrinsèquement porteur de “novum”. Certes, mais il est des temps conservateurs et d’autres temps innovateurs. Pourquoi? La question ne sera pas posée…

 (4) Voir les confessions autobiographiques de Veyne sur son adhésion au PCF et sur la manière dont Leroy-Ladurie menait alors d’une poigne de fer la cellule de l’ENS… 

(5) On sait par ex. que les sociétés d’eskimos ont pas mal changé, malgré les apparences, notamment avec l’invention du kayak. (

6) Sans oublier d’articuler, via l’analyse dialectique des contradictions sociales et des rapports de forces qu’elles produisent, le jeu constant de la synchronie structurale et de la diachronie historique…