par G. Gastaud, 23 mars 2024
M. André Lacroix, un correspondant de Belgique, a récemment interpellé les autorités belges à propos de leur étrange projet de “reconnaître” le bouddhisme en tant que “philosophie non confessionnelle” (sic).
Notons d’abord que cette problématique est par nature étrangère à un Etat laïque, c’est-à-dire séparé de toute espèce de culte comme est censé l’être (mais il y a énormément d’entorses…) la République française dont la loi laïque de 1905, parrainée notamment par Jaurès et Aristide Briand, dispose que “la République ne reconnaît, ne subventionne ni ne salarie aucun culte”.
Mais au-delà des questionnements politico-institutionnels que ne sont pas l’objet du texte proposé ci-dessous par Georges Gastaud et adressé à M. Lacroix, il y a la question proprement philosophique de savoir si le bouddhisme (qui se présente comme une religion quand il s’adresse aux amis occidentaux du “fait religieux” mais qui s’érige en philosophie quand il s’adresse aux secteurs sécularisés des pays européens: comme disait La Fontaine, “Je suis oiseau, voyez mes ailes / Je suis souris, vivent les rats!”…) mérite de se voir classer parmi les philosophies.
Une oreille quelque peu freudienne entend la contradiction sous le pléonasme. En effet, une “philosophie confessionnelle” est une contradiction dans les termes, la philosophie relevant entièrement de la pensée libre et uniquement soumis à sa règle propre, la rationalité critique. Une philosophie “non confessionnelle” est au mieux un pléonasme, comme un cercle rond ou un mouton ovin et le simple fait, pour les autorités belges de la qualifier de la sorte, montre bien qu’il y a pour le moins “anguille sous roche”…
En réalité le bouddhisme n’est pas du tout une philosophie, même si des philosophes comme Schopenhauer s’en sont subtilement et philosophiquement inspirés. En effet, une philosophie, depuis Thalès de Milet, se construit sur des raisons soumises à examen public et contradictoire, pas sur des “révélations”, “éveils”, “extases” et autres “illuminations” prétendues et par nature invérifiables. J’ajoute que les thèses bouddhistes habituelles, par ex. “l’impermanence de toutes choses”, “l’illusion de l’individualité” et de la personnalité, l’impalpable “nirvana” permettant d’échapper au cycle des renaissances, etc., sont plus irrationalistes, illogiques et indéfendables, donc plus antiphilosophiques les unes que les autres.Certes les choses changent sans cesse, comme l’a dès longtemps observé Héraclite (“Tout s’écoule”, “on ne se baigne jamais dans le même fleuve”, etc.), mais si elles ne comportaient absolument rien de stable, comment pourrait-on dire que c’est elles qui changent? Le changement, observait Aristote, suppose le passage d’un état à un autre sur la base ou dans le cadre d’un “support” donné qu’il appelait “hypokeimenon”). Sans quoi le monde recommencerait sans cesse à zéro, et paradoxalement, puisqu’il ne s’agirait à tout instant que d’un nouveau monde disparaissant au fur et à mesure qu’il apparaît, il ne changerait pas du tout, il y aurait juste une succession de mondes sans rapports entre eux: si discontinu que soit le changement, il suppose toujours quelque continuité… et réciproquement !
Si l’on va plus loin dans la dialectique, on s’aperçoit que le sujet ultime du changement est la nature dans son ensemble : une nature dans laquelle, comme nous l’enseignent les sciences, tout ne se transforme que parce que “rien ne se perd ni se crée”. Cela vaut aussi, soit dit en passant, et même si c’est d’une manière plus subtile que dans la chimie première et néanmoins géniale d’un Lavoisier, pour le Vide quantique devant lequel s’extasient ordinairement les bouddhistes contemporains. En réalité, la physique-chimie travaille, à l’aide de lois mathématiques dures comme l’acier, sur la
dialectique… permanente du permanent (par ex. les types d’atomes stables recensés par le tableau Mendeleïev, les types de quarks de la chromodynamique quantique, les orbites stables d’électrons repérées par les physiciens quantiques dès l’époque de Planck…) et de l’impermanent, c’est là sa noblesse et sa grande difficulté.
Bien sûr il existe des niveaux différents, des “strates ontologiques”, auxquelles il est loyal de rapporter des degrés divers de stabilité et d’impermanence. Si l’on considère le niveau ordinaire de la biologie, on voit que l’ADN d’un animal est remarquablement stable alors même que l’animal change… sans pour autant cesser d’être de SON espèce. Bien entendu, ce n’est plus vrai si l’on se situe à l’échelle de milliers d’années où, bien évidemment, des mutations peuvent se produire, des espèces peuvent changer, etc., mais justement, il s’agit d’un autre niveau. Si l’on passe des macromolécules aux molécules ordinaires, puis aux atomes, on voit bien entendu que ces derniers peuvent même se désintégrer, mais justement, on a chaque fois changé d’échelle, à la fois spatiale et souvent temporelle. On a alors affaire à des noyaux et à des électrons, voire, si l’on descend encorer plus bas dans le microcosme, à des “particules”, voire à des quarks… Il faut en déduire, non pas que le permanent disparaît, mais qu’il est toujours objectivement relatif à un certain niveau d’organisation de la matière, exactement du reste comme les lois, souvent de type combinatoire, qui régissent ses interactions moléculaires, atomiques, nucléaires… : celles de la chimie quand on a affaire aux “éléments” chers à Mendeleïev, celles de l’électromagnétisme quand il s’agit de la danse des noyaux et des électrons, celles de la “chromodynamique quantique” quand il s’agit des quarks, etc. C’est donc pur sophisme que d’alléguer par exemple le fait qu’un individu se désagrège quand il meurt, ou quand il croît, donc qu’il n’est pas un vrai tout, ni un véritable individu: car c’est là faire illégitimement abstraction du niveau pertinent auquel il faut rapporter le permanent et l’impermanent à propos d’une strate donnée de la réalité. Ce n’est pas parce qu’elle est composée d’atomes d’oxygène et d’hydrogène que la molécule d’eau n’existe pas en tant que tout relativementdurable, ni parce qu’il finira peut-être par se désintégrer qu’un atome n’est pas UN atome relativement permanent et “total”…
Procédons maintenant à un raisonnement par l’absurde et supposons que rien ni personne ne possède, conformément à l’hypothèse bouddhiste, d’individualité ou de personnalité fondamentale, à commencer par les individus humains. Si c’est vrai, impossible pour les bouddhistes d’imaginer une forme de réincarnation, comme le font de manière moins illogique les hindouistes (qui supposent, eux, une âme immortelle migrant d’un corps à un autre au moment de la mort). Si l’individu n’est qu’un agrégat passager, si du reste il est
déjà impermanent de son vivant, pas besoin pour lui d’échapper par le nirvana (???) au cycle des renaissances et à la pesée d’un “karma” accumulé dans les vies antérieures. Dans renaissance, il y a “re-” qui implique la continuité, voire le triomphe permanent du soi sur le non-soi… donc la victoire sur la mort.
Si du reste l’impermanence était la loi absolue du monde (la loi… permanente?) et de toutes choses, à quoi bon, pour les lamas, conserver les écrits supposés du Bouddha, mettre en place un Grand ou un Petit Véhicule de la Tradition, entretenir des moines rabâchant des formules et des rituels immémoriaux, etc. ?
C’est comme les permaments de tous les partis politiques non léninistes, c’est-à-dire non contrôlés sans cesse par les militants : que tout s’écoule, voire s’écroule autour d’eux, mais pas eux et leur existence au-dessus de tout le reste, notamment à côté et au-dessus du monde du travail qu’ils disent représenter ! Ainsi naissent et se maintiennent tous les clergés, y compris en liquidant les dogmes quand ils commencent à nuire à la prospérité globale de la juteuse affaire!
Un dernier mot pour le Français laïque et jacobin que je suis obstinément : “la République ne reconnaît ni ne subventionne ni ne salarie aucun culte” (art. II de la loi de 1905), et le problème de “reconnaître” institutionnellement ceci ou cela, de telle ou telle manière, disparaît d’un coup: l’Etat chez lui et les églises chez elles, reléguées dans la sphère privée, pendant que l’argent public de nos impôts ne va, comme il est logique, qu’aux affaires publiques, aux services publics, à la protection sociale et à l’école publique (en France, on en est loin, mais c’est parce que la bourgeoisie française ne cesse de piétiner sa propre constitution, qu’elle n’observe que si ça l’arrange).
Bref, si le bouddhisme n’a rien de confessionnel et n’est qu’une philosophie ordinaire, il n’a pas plus besoin d’être “reconnu” par l’Etat que le platonisme, l’épicurisme, le stoïcisme, le cartésianisme ou le marxisme. Ou alors l’égalité entre les citoyens implique que toutes ces doctrines soient elles aussi reconnues, et on n’a pas fini dès lors de voir fleurir les “ismes” à la recherche de grassouillettes subventions. Si le bouddhisme est confessionnel, il revient aux Etats non laïques, c’est-à-dire cléricaux, de le “reconnaître”, mais le minimum est alors pour le clergé bouddhiste et pour ses affidés, de jouer cartes sur tables.