Résumé:
Le rapport du matérialisme dialectique authentique au kantisme n’est ni celui, parfois méprisant, d’un « marxisme’ sommaire regardant de haut les trois Critiques kantiennes, ni celui, platement courtisan, d’un ralliement pur et simple au néokantisme, cette variété d’idéalisme. A travers leur critique hégé- lienne repensée par Engels, les « antinomies de la raison pure » kantiennes mènent à la dialectique objective comme y conduisent, d’une autre façon, l’étude « précritique » de Kant sur les « grandeurs négatives ». Sur le plan moral comme sur le plan esthétique, l’approche marxiste de l’universel tend moins à rejeter le « formalisme » kantien qu’elle n’invite à l’ancrer dans le mouvement de l’histoire. Et surtout, Kant nous aide, dans son Projet de paix perpétuelle, à dépasser l’opposition entre forma- lisme et matérialisme; en effet, l’impératif absolu de la géopolitique est l’anti-exterminisme qui pro- hibe toute pratique diplomatique ou guerrière pouvant causer l’anéantissement de l’humanité, sujet de tout droit. Un peu de formalisme éloigne de l’universalisme concret, une compréhension plus fine du formalisme kantien invite aux confluences sans que le matérialisme dialectique ait à se renier en rien.
Commémorer le 300ème anniversaire de la naissance d’Immanuel Kant ne peut pas plus consister, pour qui se veut marxiste et rationaliste, à minimiser son génie en stigmatisant son idéalisme « transcendantal », qu’à « récupérer » platement ce maître des Lumières (bourgeoises, soit dit sans nuance péjorative) en faisant de lui un précurseur des luttes pour l’égalité socioéconomique, ce qu’il n’était pas. Qu’il suffise ici de replacer Kant dans le mouvement contradictoire de l’histoire et de son histoire de manière à voir en lui ce qu’il fut objectivement : un fulgurant précurseur, fût-il passablement inconséquent et hésitant, de la logique dialectique et de la pensée rationnelle, voire matérialiste, du négatif, un instigateur majeur, parallèlement au cosmologiste et mathématicien français Laplace, de la cosmologie évolutionniste, ainsi que l’indépassable théoricien de l’autonomie morale, le fondateur d’une esthétique subtilement universaliste et le concepteur d’avant-garde d’une « paix perpétuelle » adossée au refus catégorique des guerres d’extermination, à la promotion déclarée des nations souveraines émergentes et à l’engagement courageux visant à mondialiser… pacifiquement la gouvernance républicaine. Tout cela dans la lignée assumée du Contrat social de Rousseau, dont Kant était un lecteur passionné, et dans le soutien, fût-il critique, à une Révolution française pour laquelle l’universitaire Kant, si soumis en apparence à la tutelle suspicieuse des rois de Prusse, ne cachait guère sa sympathie…
Alors que, rompant avec ses origines révolutionnaires des XVI, XVII et XVIIIèmes siècles, la grande bourgeoisie actuelle s’est largement muée en une oligarchie fascisante, semi-obscurantiste, voire exterministe, alors que cette classe historiquement à bout de souffle cherche à prendre philosophiquement appui sur les côtés les plus faibles et les plus datés du kantisme (notamment sur l’idéalisme et sur l’agnosticisme étriqués inhérents au « criticisme ») pour bloquer l’émergence d’une ontologie et d’une gnoséologie scientifiques et tendanciellement dia-matérialistes, alors qu’une partie du « kantisme » académique occulte, voire interprète à l’envers, les aspects anti-impérialistes et anti- exterministes avant la lettre de l’héritage géopolitique kantien, il s’agit ici de signaler brièvement certains aspects forts, voire indépassables de l’œuvre kantien en matière de philosophie générale, d’éthique, d’esthétique, de géopolitique, voire d’appréhension générale de la question philosophiquement stratégique entre toutes : celle(s) du sens (sens de la nature, sens de l’histoire, voire sens de l’existence).
Soulignons cependant d’emblée que le présent article est le contraire d’un ralliement aux interprétations « néokantiennes » du marxisme qui ont jadis fleuri à l’initiative des idéologues de la Deuxième Internationale et qui trouvent, hélas, des adeptes nouveaux à chaque période contre- révolutionnaire de l’histoire quand des « marxistes » timorés et incapables de résister à l’air du temps jugent soudain que « la philosophie marxiste est insuffisante », qu’il convient de « dépasser le matérialisme dialectique » et qu’il faut en un mot réinterpréter le corpus marxiste sur la base d’une gnoséologie idéalo-criticiste, « abandonner la métaphysique matérialiste » (comme le proposait le leader révisionniste italien Berlinguer) – c’est-à-dire faire une croix sur la dialectique de la nature – renoncer au matérialisme historique et au socialisme scientifique de manière à réduire le communisme à un vœu pieux ou à une inoffensive utopie morale : en un mot couper le marxisme à la fois du matérialisme spontané des sciences de la nature, le dissocier du combat de classe prolétarien, et pour cela, « réviser » au maximum la doctrine issue de Marx en lui préférant tous les côtés faibles et périmés du kantisme et/ou du néokantisme proprement dits. Notre projet ira à l’inverse de ce révisionnisme théorique teinté d’opportunisme politique puisqu’il s’agit ici de relire Kant d’un œil dia- matérialiste, de ne pas céder un pouce de terrain sur les justes critiques que lui ont successivement portées Hegel puis Engels, tout en prenant largement et respectueusement appui sur l’élan rationaliste- progressiste indéniable, et nullement épuisé de nos jours, de l’œuvre de Kant : l’enjeu est en effet de révéler ce qui, dans le marxisme même, que ce soit en acte ou en puissance, et sans que cette orientation théorique ait besoin de renier ses prémisses, répond le mieux aux objectifs théoriques, éthiques et politiques universalistes hautement respectables qu’a toujours défendu Kant.
Le présent article tentera aussi d’indiquer à gros traits comment les faiblesses et les côtés forts de l’œuvre kantien parviennent à faire cohérence (fragilement et momentanément, voire acrobatiquement) : tant il est clair que l’on ne peut concevoir l’œuvre d’un logicien aussi puissant que l’était Kant comme la plate juxtaposition de pièces disparates parmi lesquelles il serait loisible au marxiste contemporain de « faire son marché » au gré de ses préférences subjectives… et des « commandes » inaperçues de l’idéologie bourgeoise dominante.
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