Au cours des très progressistes années 1960/80, des cliniciens britanniques comme Bateson, Laing ou Cooper, respectivement précurseur et fondateurs du courant « antipsychiatrique », ont attiré l’attention sur les faits de double contrainte ou de double lien (double bind, on traduit aussi par injonctions paradoxales). À supposer par exemple qu’un jeune enfant soit systématiquement placé dans une situation où on le somme d’exécuter en même temps deux injonctions s’excluant l’une l’autre (par exemple approcher et fuir sa mère au même moment), cet enfant, surtout s’il est durablement maintenu dans l’incapacité à mettre en mots, pour se distancier d’elle, la situation intenable qu’on lui impose, aurait alors le plus grand mal à se structurer psychiquement à la manière d’un sujet ordinaire, c’est-à-dire en assumant sa parole et son action à la première personne. Il deviendrait alors à son corps défendant un candidat idéal à diverses formes de troubles psychotiques, schizophrénie (c’est-à-dire, étymologiquement « esprit scindé ») en tête. L’un des intérêts majeurs de cette approche socio-dynamique du fait psychotique était alors de décentrer l’attention des psychothérapeutes du seul « sujet malade » en la réorientant sur la situation pathogène globale générant sa « maladie » socialement et relationnellement induite. Et certes, on s’est bien écarté de nos jours, et peut-être pas toujours pour le meilleur, de telles approches sociales, interactionnelles et dynamiques de la « folie », à une époque où prédominent de rassurantes (voire très rémunératrices…) approches purement cognitivistes ou lourdement médicamenteuses focalisées sur l’« individu » et sa « maladie »…
Eh bien n’avons-nous pas précisément affaire aujourd’hui, aux trois échelles sociopolitiques mondiale, européenne et française, à une impressionnante série de « doubles liens » proprement affolants imposés aux peuples, et plus spécialement à leurs composantes prolétariennes, avec en prime interdiction faite à celles-ci de verbaliser ces injonctions paralysantes afin de s’en dégager et d’élaborer librement leurs propres problématiques subjectives ? Or, cela leur serait très salutaire si ces forces sociales aujourd’hui bâillonnées veulent avoir chance de trancher ces nœuds gordiens strangulateurs, donc d’échapper à la psychotisation des représentations politiques qui accompagne la marche du monde à la fascisation et à la guerre mondiale. L’enjeu politique, voire anthropologique, serait alors, pour les peuples opprimés et pour les classes exploitées, de s’ériger à nouveau, comme ce fut le cas en 1871 (Commune de Paris), en 1917 (Révolution ouvrière et paysanne d’Octobre 1917) et en 1945 (victoire des peuples sur le nazisme) quoique sous des formes forcément différentes, en sujets autonomes et offensivement porteurs de problématiques émancipatrices…