Par Georges Gastaud, 17 février 2021

“… le capitalisme monopoliste d’Etat est la préparation matérielle du socialisme, l’antichambre du socialisme, l’étape de l’histoire qu’aucune étape intermédiaire ne sépare du socialisme”

Lénine, La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer, 1917


LE CAPITALISME MONOPOLISTE D’ETAT, UN LIVRE QUI FIT DATE…

Initialement décrit et conçu par Lénine, qui avait pu observer ses “progrès” ravageurs durant la première Guerre impérialiste mondiale, le capitalisme monopoliste d’Etat (CME) et son étude ont donné lieu en 1970 à la publication d’un livre important que publièrent les Editions sociales, alors maison d’édition du PCF.

On ne saurait récuser ce livre, qui a incontestablement fait date, au seul motif que certains de ses corédacteurs, comme Philippe Herzog ou feu Paul Boccara, devinrent par la suite des idéologues patentés du néo-réformisme.

D’une part en effet, d’autres rédacteurs du livre Le capitalisme monopoliste d’Etat (on pense aux économistes Jean-Claude Delaunay ou Maurice Décaillot) sont restés d’incontestables marxistes, le premier s’engageant dans l’opposition à la “mutation” réformiste du PCF et le second produisant notamment une fine analyse du “mode de production socialiste”; il faut d’autre part se garder de lire une oeuvre théorique comme formant un bloc intemporel dénué de contradictions: car à lire ainsi chaque trajectoire théorique à partir de son atterrissage final on se priverait de l’apport conceptuel d’écrivains marxistes importants comme par ex. les philosophes Georges Plekhanov ou Lucien Sève, sous prétexte que, pour finir, ils ont dérivé l’un et l’autre fort loin des rivages marxistes et prolétariens, le premier en accompagnant “théoriquement” le menchevisme russe et le second en devenant, hélas, le philosophe attitré des “refondateurs”.

Mais bien entendu, ce qui compte le plus pour nous, militants communistes qui, suivant le conseil du Che, sommes “marxistes avec la même décontraction que l’on est pasteurien en biologie ou newtonien en physique“, c’est de savoir si le concept de CME s’accorde ou pas à la réalité et si, du même coup, il donne prise ou pas à la pratique révolutionnaire de notre temps.

LE C.M.E., MOMENT DIALECTIQUE du DEVELOPPEMENT CAPITALISTE GENERAL

Tout d’abord, précisons que nous n’abordons pas ici la question du CME dans le cadre d’une transformation socialiste de la société (Lénine considérait par ex., à l’époque de la NEP notamment, que le capitalisme d’Etat était un moyen puissant de préparer le socialisme) et encore moins dans le cadre d’une discussion sur les éventuelles régressions vers le capitalisme du socialisme réellement existant.

Nous ne discuterons pas davantage dans cet article, parce qu’il s’agit d’un tout autre sujet, la question de savoir si la Chine populaire actuelle, ou si l’URSS poststalinienne des années 1960/80 relevaient ou non du CME: nous nous contenterons d’affirmer ici que, pour “tuer le suspense” à défaut de présenter ici nos arguments à ce sujet, nous répondons à ces questions par une double négative n’ayant jamais partagé, ni la critique trotskyste des pays socialistes, ni la critique maoïste du prétendu “social-impérialisme soviétique”.

Nous ne parlons pour l’heure que du mode de production capitaliste (MPC) et de son développement historiquement et économiquement tendanciel en capitalisme monopoliste, voire encapitalisme monopoliste d’Etat, sachant que ces deux  dénominations, qui renvoient à la phase monopoliste-impérialiste du capitalisme, ne bouleversent aucunement la nature profonde du MPC reposant en dernière analyse sur l’extorsion de la plus-value au cours du procès de production capitaliste. 

DIALECTIQUE de la CONCURRENCE et du MONOPOLE CAPITALISTE

Rappelons d’abord que le capitalisme ne peut qu’il ne prenne initialement la forme “libérale” de la concurrence acharnée entre industriels.

A ce stade, l’Etat bourgeois joue pour l’essentiel un rôle d’arbitre entre capitaliste et sa tâche principale, extérieure au procès économique proprement dit, et principalement “super-structurelle” (formation des idéologies, police intérieure, armée, “justice”…) reste bien celle qui consiste à tenir en respect et à réprimer si besoin le prolétariat dominé en se faisant le “veilleur de nuit” du capital et en s’arrogeant sur la classe laborieuse le rôle usurpé de détenteur unique de la violence légitime: Engels a décrit tout cela dans L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat.

Pourtant, avec une nécessité dialectique d’airain, le développement plénier de la concurrence produit… son contraire direct, le monopole capitaliste (privé, plus rarement public ou mieux: pseudo-public), les grands requins capitalistes finissant par fusionner entre eux, par avaler les petits industriels ou à se les subordonner de manière visible ou invisible. On arrive alors à la phase monopoliste du capitalisme où de grands trusts contrôlent prix et marchés et où, simultanément, se développent la financiarisation et l’exportation des capitaux, traits dominants du capitalisme-impérialisme que domine nécessairement le capital financier (fusion du capital industriel et du capital bancaire): un capitalisme plus prédateur que jamais qui porte en lui la guerre impérialiste, le colonialisme et le néocolonialisme “comme la nuée porte l’orage” (Jaurès) et dont Lénine disait déjà qu’il signifie “la réaction sur toute la ligne“.

Ce qui détermine notamment ce passage du capitalisme initial, plus ou moins compatible historiquement avec un certain progressisme et avec un certain démocratisme (affirmation par ex. du droit des nations à former un Etat indépendant régissant un marché national particulier, donc possibilité pour cette phase du capitalisme de nourrir des révolutions démocratiques bourgeoises anti-impériales et antiféodales) au capitalisme monopoliste, c’est la baisse du taux de profit capitaliste que Marx avait déjà dessinée et prévue dans Le Capital. Pour compenser cette baisse “tendancielle” (qui s’effectue en moyenne et en longue durée), qui aboutit à une suraccumulation de capitaux inemployables, les capitalistes vont exporter les capitaux, et avec eux, une bonne partie de la production industrielle, voire agricole, de manière à surexploiter le prolétariat et la paysannerie pauvre et prolétarisée des colonies et des néo-colonies, ce qui permet incidemment de brider le combat de classe prolétarien “à domicile”. L’Etat bourgeois va alors logiquement évoluer vers le militarisme et vers la course aux armements tandis qu’à l’intérieur des pays impérialistes, la démocratie bourgeoise antiféodale va s’amenuiser, une oligarchie liée aux trusts supplantant la bourgeoisie libérale traditionnelle (celle qui, par ex. se reconnaissait en France dans le Parti radical) et fusionnant avec les restes de l’aristocratie terrienne et féodale.

Sur le plan super-structurel, cela va entraîner une tendance constante à la réaction idéologique, à la répression des couches populaires et au déclin organisé des formes démocratiques, y compris “bourgeoises”, avec en prime la destruction des nations et la reconstitution d’Empires transnationaux et supranationaux. Mais des transformations vont également s’opérer à terme dans le champ économique proprement dit où, pour contrecarrer la baisse tendancielle du taux de profit moyen et pour soutenir la course sans fin au profit maximal des trusts capitalistes, l’Etat va de plus en plus mettre tous ses moyens techniques, institutionnels, fiscaux, monétaires et financiers au service des monopoles capitalistes jusqu’à faire émerger ce mécanisme propre au CME “moderne” que le livre de 1970 cité ci-dessus appellera le “mécanisme unique Etats/monopoles capitalistes“. 

A PROPOS DU “MECANISME UNIQUE” ETAT BOURGEOIS / MONOPOLES CAPITALISTES

Il est notamment caractérisé par l’interpénétration multiforme (on dirait aujourd’hui “les relations incestueuses”) entre la haute bourgeoisie d’Etat et l’actionnariat stratégique des trusts et des banques, les ex-ministres, hauts fonctionnaires et généraux à la retraite, quand ce n’est pas carrément les présidents de la République, devenant administrateurs de grandes sociétés et vice-versa.

Mais surtout, l’Etat va servir de relais collectif aux monopoles capitalistes pour rabattre vers eux en permanence, sous mille formes différentes, l’ensemble du surproduit et de la richesse sociale : selon les temps et les lieux, les pays et les périodes historiques, les sociétés nationalisées – si elles existent – pratiqueront ainsi des tarifs préférentiels aux monopoles, elles s’endetteront auprès des banques privées et des “marchés” financiers, voire seront privatisées à bas coût le moment venu, le principe bien connu étant la privatisation des gains et la socialisation des pertes (ce qui permet des phases de nationalisation capitaliste).

Plus décisivement encore, les collectivités publiques financées par l’impôt  – Etat national, mais aussi, à l’échelle supra- et infranationale, l’Union européenne, les “Grandes Régions” françaises et autres Länder allemands, les “métropoles” et autres “communautés d’agglomération”, etc. – subventionneront à perte, sans la moindre obligation de retour sur investissement la plupart du temps! – la production monopoliste, les fusions monopolistes, les privatisations monopolistes.

Quant au grand capital, Lénine signalait déjà en 1916, dans son étude magistrale intitulée L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, qu’il évoluera vers le parasitisme économique, en entendant par là qu’il tendra à se désengager du progrès des forces productives pour accaparer des rentes de situation (pensons au pillage d’EDF par les énergéticiens privés ou à celui du rail public par les ferroviaires privés, les investissements lourds étant supportés par l’Etat, sans parler du scandale permanent des firmes pharmaceutiques dont les recherches sont financées par l’Etat, les brevets déposés par les monopoles et les médicaments étant in fine payés à prix d’or par la Sécu; pensons aussi à l’exemple caricatural des des autoroutes, financées par l’argent public et revenant ensuite, une fois privatisées, sous forme de péages prohibitifs, dans les caisses de Vinci et Cie…). Il faudrait aussi parler des commandes d’Etat (notamment militaires) qui entretiennent artificiellement le pseudo-marché monopolistique, de la politique fiscale qu’induit une telle orientation économique consistant à ménager le grand capital et la grande fortune sont épargnés (l’Etat ferme les yeux, par ex. sur l’expatriation et sur l'”optimisation” fiscale…) tandis que les petits et moyens patrons, et plus encore, en bout de ligne, les prolétaires, sont taxés plein pot par le biais notamment des impôts indirects (type TVA, CSG, RDS…), une part sans cesse croissante de l’argent public (par ex. ces derniers temps, les sommes gigantesques fournies par le “Grand Emprunt Européen”) atterrissant dans les dividendes des actionnaires via le CICE, le Pacte de Responsabilité et autres subterfuges grossiers. De cette manière, l’Etat bourgeois – toujours dominé en dernière instance par le grand capital privé et ne cessant pas une seconde de renforcer ses moyens répressifs “traditionnels” à l’encontre des travailleurs – fonctionne en permanence, sur le plan proprement économique, comme une “béquille du capital”; plus précisément, comme une béquille du grand capital financier et monopolistique.

Cela ne signifie nullement que l’Etat, représentant de l’ “intérêt général”, prendrait le dessus sur les intérêts privés, mais tout le rebours. Au contraire, comme le signale Marx dans Le Capital, cette concentration monopolistique inéluctable nécessitera à la fois que l’Etat socialiste, c’est-à-dire la dictature du prolétariat et non pas l’Etat bourgeois repris tel quel des mains de la bourgeoisie, “exproprie les expropriateurs” capitalistes, eux qui ont au fil des siècles prolétarisé des millions de gens, pour mettre enfin en accord le caractère social de la production moderne et l’appropriation collective des forces productives au profit de tous les peuples et de tous les individus (1).


QUELQUES CONSEQUENCES STRATEGIQUES CONCERNANT LA LUTTE POUR LA DEMOCRATIE ET LE SOCIALISME

De la sorte, l’essence du capitalisme, notamment la grande propriété privée capitaliste, ne cesse d’écraser non seulement les prolétaires, directement exploités dans la production même, mais aussi spoliés à tout instant en tant que consommateurs et que contribuables, mais aussi l’ensemble des couches non monopolistiques, y compris une bonne partie de la petite et moyenne bourgeoisie salariée et non salariée (cadres, professions libérales, petits patrons de la ville et de la campagne).

Il n’est pas difficile de déduire de ces constats – que la crise pandémique n’a fait qu’accuser et accentuer – les conclusions politiques et stratégiques en matière de rassemblement populaire antimonopoliste, le rôle dirigeant de la classe ouvrière dans un tel rassemblement, la possibilité pour les prolétaires d’isoler politiquement cette oligarchie capitaliste de manière à unir le peuple derrière le mouvement ouvrier pour rapprocher le passage de la société au socialisme proprement dit. 

On comprend en effet que, si barbare et inhumain qu’il soit sous ses aspects paternalistes et “modernisateurs”, ce CME n’en constitue pas moins l’ “antichambre du socialisme” puisque, par son entremise, la concentration du capital se poursuit, la socialisation, voire l’internationalisation de la production s’accentuent et s’accélèrent, l’antagonisme entre propriété privée des moyens de production et socialisation des échanges – donc à termes, la conflictualité de classes capital/travail – ne cessent de s’aiguiser. Et qu’en outre, l’Etat jouant un rôle d’ “exploiteur collectif” au profit des monopoles et sous leur pilotage ultime, le CME prépare ainsi les termes d’une large alliance monopoliste entre le prolétariat proprement dit et l’ensemble des couches spoliées par le subventionnement public massif, direct ou indirect, du profit monopoliste et du surprofit impérialiste collecté à l’échelle transnationale.


NEOLIBERALISME et C.M.E., DEUX PSEUDO-CONTRAIRES

Mais comment se fait-il alors que l’évidence du CME ne saute pas aujourd’hui aux yeux, non seulement de la plupart des économistes professionnels, mais de nombre de marxistes et de progressistes qui ne cessent de déplorer superficiellement le “retour au libéralisme”, le “dépérissement néolibéral de l’Etat”, le règne de la “concurrence libre et non faussée”, la “mort de l’Etat-Providence” et autres FAUSSES évidences premières?

Outre les terribles régressions théoriques qu’ont occasionnées chez les marxistes eux-mêmes et en longue durée le révisionnisme, l’eurocommunisme et la “mutation”, il faut noter que le mouvement d’ensemble du réel – pour parler comme le philosophe marxiste Jean-Paul Jouary – est producteur d’apparences et d’illusions qu’il n’est pas facile de percer à jour.

Par exemple, à première vue, l’ “Etat-Providence”, que beaucoup confondent avec le CME, disparaît de nos jours en ce sens que la phase “néolibérale” actuelle (nous reviendrons sur cet épithète) se traduit par l’arasement des conquêtes sociales obtenues de haute lutte à l’époque où, sous le nom de “Trente Glorieuses”, l’avancée mondiale du socialisme (1917: Russie; 1945, camp socialiste européen; 1949: Chine; 1959:  Cuba; 1974-1975: victoire vietnamienne, Avril portugais, émancipation sous pavillon marxiste des colonies portugaises…) forçait le capitalisme à faire des concessions au mouvement ouvrier pour nourrir le réformisme et acheter la “paix sociale” à l’interne, tout en continuant ses prédations dans l’hémisphère Sud.

Mais si, par ex., “l’économie sociale de marché” chère à Willy Brandt et à Helmut Schmidt s’érode à grande vitesse en RFA depuis la défaite et l’annexion de la RDA socialiste (1989/91), l’Etat-Providence POUR LA GRANDE BOURGEOISIE ne cesse de s’étendre, le subventionnement public des monopoles privés débordant de loin son ancien terrain “national” pour s’exercer à une échelle de plus en plus transnationale en passant par les “Länder” et les “Grandes régions” françaises, par l’UE, par les “communautés de communes”, par la course transcontinentale aux armements décidée par l’OTAN, et symétriquement, par la baisse vertigineuse de l’impôt sur les sociétés et par l’austérité redoublée sur la population laborieuse, classe ouvrière en tête.

Bref, ce n’est pas “l'” Etat “en général” qui dépérit (ce qui ne pourra advenir que sous le communisme achevé), mais ce qui, dans l’Etat bourgeois, avait été arraché au fil des luttes nationales et mondiales menées par le camp ouvrier et démocratique: échelle mobile des salaires, Sécurité sociale, services publics bon marché ouverts à tous, tandis que, AU SEIN DE L’ETAT BOURGEOIS, se développe puissamment tout ce qui peut servir le grand capital. D’où la stupéfaction de tant de théoriciens petits-bourgeois ou faussement marxistes qui, d’une part, béent de stupéfaction au constat que le “libéralisme” puisse apporter tant de régressions fascisantes et d’Etat policier, d’autre part, s’imaginent combattre la bourgeoisie parce qu’en réalité, ils l’aident à détruire l’Etat-nation (héritier des révolutions démocratiques bourgeoises des XIX et XXèmes siècles) et qu’ils ferment les yeux stupidement sur le “saut fédéral européen”: en clair, la construction d’une “Europe fédérale” pilotée par Berlin et supervisée par Washington que des politiques comme Dominique Strauss-Kahn (ex-directeur du FMI) et Bruno Le Maire (actuel ministre de l’Economie de Macron) n’hésitent pas, eux, à appeler par son nom véritable: un nouvel Empire qui a tout de la Sainte-Alliance contre-révolutionnaire tournée contre les nations libres, contre les prolétaires occidentaux, contre les pays de l’Est et du Sud, contre la Russie et par dessus tout, contre le retour du socialisme réellement existant en Europe (montée de l’euro-maccarthysme en Europe, interdiction des Partis communistes dans les ex-pays socialistes européens et symétriquement, collusion totale des institutions européennes et des gouvernements hongrois, baltes, polonais, croate, etc. d’extrême droite…).

Etrange renversement de perspectives qui fait que certains pseudo-internationalistes accusent de “nationalisme” le PRCF, qui défend le droit de tous les peuples à l’autodétermination, alors qu’eux-mêmes encouragent la mise en place d’un super-Etat continental et transcontinental du grand capital en se plaçant à leur insu, dans une nouvelle “union sacrée” supranationaliste terriblement menaçante pour la paix en Europe et dans le monde!

Combien Marx et Engels avaient-ils raison de voir dans l’idéologie dominante, non pas le reflet direct et plat, mais bien le “reflet inversé”, comme sur une “camera obscura”, des rapports sociaux réellement existant (L’Idéologie allemande).


LA PRETENDUE “ECONOMIE DE MARCHE OUVERTE OU LA CONCURRENCE EST LIBRE ET NON FAUSSEE”, FOURRIER PARADOXAL d’un nouveau C.M.E. (TRANS-)CONTINENTAL

Il en va de même de l’ “économie de marché ouverte sur le monde où la concurrence est libre et non faussée” par laquelle les traités européens n’ont cessé de définir l’UE, cette succursale du libre-échange à sens unique (interdiction pour les peuples dominés, mais pas pour les Etats dominants, d’édicter des droits de douane à l’importation) que déploient, tantôt ensemble, tantôt concurremment, les Etats-Unis d’Amérique et l’Europe allemande.

Tout d’abord ce pseudo-libre échange “libéral” mondial ne serait rien sans une politique monétaire impérialiste, voire hyper-impérialiste, consistant via la domination zonale de l’euromark et la suprématie mondiale du dollar, à écraser l’économie productive des pays dominés (y compris, de ce point de vue, et de plus en plus, la France – pays dominant et néo-colonisateur à certains égards – mais dominé et quasi néo-colonisé sur d’autres plans), à comprimer systématiquement les acquis sociaux, les services publics et les salaires et à forcer les Etats à financer les dépenses publiques et sociales elles-mêmes sur les “marchés financiers” dominés par les monopoles.

Quant aux règles draconiennes qui président à la “concurrence” européenne, elles sont si accablantes, en particulier sur le plan du maquis juridique et du monopole linguistique hyper-sous-estimé du tout-anglais, pour les petits compétiteurs économiques, qu’une telle “concurrence” élimine quasiment d’office les PME véritables (celles qui ne sont pas des sous-traitantes ou des ateliers externalisés du grand capital) des marchés d’adjudication publics: ceux-ci sont désormais organisés à l’échelle européenne, voire “transcontinentale” (CETA, TAFTA, Accord avec le Mercosur…) avec pour conséquence directe, la mort programmée de l’agriculture paysanne locale, de la pêche artisanale, de l’artisanat et du petit commerce de centre-ville (les “centres-villes” des communes moyennes étant asséchés au profit des mégazones commerciales, des GAFAM et des… “centres-villes” friqués des “villes-centres” régissant les “métropoles”) et en attendant ladite mort, la surexploitation et la précarisation massive des salariés de PME.

Du reste, quand les fusions capitalistes transnationales intéressant les grands capitalistes sont en jeu, ce sont en dernière analyse, non pas la “concurrence libre et non faussée”, mais les rapports de forces entre grands Etats bourgeois, y compris à l’intérieur même de la Commission européenne, qui font la décision comme on l’a vu récemment avec les Chantiers de l’Atlantique, Alstom/Siemens, Alstom/G.E., Renault/Nissan, PSA-Chrysler-Fiat, et autres bras de fer inter-impérialistes qui se sont régulièrement traduits par l’humiliation de l’Etat impérialiste français décadent : un Etat qui, ayant le plus misé historiquement, depuis au moins Colbert, sur l’Etat-nation centralisé, est aussi celui qui, parmi les “grands Etats” impérialistes, paie logiquement le plus cher, en termes industriels et culturels, la transition en cours – voulue par le MEDEF et le CAC 40 – vers l’Empire euro-atlantique du grand capital…  


ESSENCE du C.M.E., FORMES TRANSITOIRES et APPARENCES TROMPEUSES de son FONCTIONNEMENT

Enfin, il ne faut pas être dupe des formes, initialement nationales, et désormais, de plus en plus supra- et infranationales que prend désormais le CME dans la mesure où, en dehors de quelques grands Etats qui affichent insolemment leur “supra-supranationalité” (USA et RFA notamment), l’Etat-nation FRANCAIS est désormais considéré comme un obstacle par le grand patronat monopoliste affichant son “besoin d’aire” (cf le Manifeste ainsi intitulé qu’a publié le MEDEF en 2012), c’est-à-dire de prédation à l’échelle continentale (UE), voire transcontinentale (CETA, TAFTA, avec à l’arrière-plan la construction d’une “justice” européenne, d’un “droit” transcontinental, d’une langue unique transatlantique – le tout-globish – et d’une armée européenne totalement enchâssée dans l’OTAN).

Paradoxalement, les “marxistes” et les “altermondialistes” qui croient au dépérissement de l’Etat bourgeois et qui qualifient de “nationaliste” le PRCF, ne voient pas plus loin que… leur clocher national: ils n’aperçoivent pas le DEPLACEMENT et la CONDENSATION infra- et transnationale du CME, notamment la marche précipitée, via le “Grand Emprunt Européen”, du “mécanisme Etat/monopoles capitalistes” à l’échelle européenne et transcontinentale.

Du coup, ils ne saisissent pas non plus que le “néolibéralisme” n’est en rien le “retour au XIXème siècle”, encore moins un “nouveau libéralisme” quelque peu rétro comme ont essayé de le faire croire les “Chicago Boys” des années 1970, les Friedman et Cie, ainsi que leurs disciples politiques thatchériens, reaganiens et… macroniens.

Libéralisme et concurrence déchaînée, dérégulation maximale certes, à l’encontre des travailleurs salariés, des paysans et des artisans (avec, par ex. la réapparition du prolétaire absolu “détaché de tout, sauf du besoin”, comme disait Marx: le pseudo-patronat des “auto-entrepreneurs” et des travailleurs sans droits d’Uber…), mais protection maximale et subvention maximale par les Etats bourgeois, y compris par la recapitalisation massive, voire totale, des trusts capitalistes et des grosses banques “too big to fail” (“trop grosses pour choir”) comme on l’a vu lors de l’ainsi-dite “crise des subprimes” de 2008…  


UNE ILLUSTRATION DU CARACTERE “SCIENTI-FIQUE” DU MATERIALISME DIALECTIQUE: essence relativement invariante du CME et multiplicité évolutive de ses formes et apparences

C’est là que s’aperçoit une fois de plus en quoi la philosophie marxiste peut être dite “scienti/fique” au sens étymologique de cet adjectif.

Il ne faut pas entendre par là que la philosophie serait une super-science dispensant d’étudier pour elles-mêmes l’économie politique ou les sciences de la nature, les propos qui précèdent n’appartenant pas pour l’essentiel, comme on l’a vu, au champ philosophique, mais bien à celui de la théorie politico-économique.

Pourtant le matérialisme dialectique est faiseur de science”, de démarche scienti-fique, en tant qu’en l’occurrence il permet de distinguer le contenu profond d’un processus des formes successives qu’il prend, et plus encore l’essence des phénomènes des apparences au moyen desquelles tout à la fois, elle s’exprime et se cache.

Si l’on continue de n’appliquer le concept très large de CME qu’au capitalisme de guerre de 1914/1918, ou qu’au New Deal rooseveltien cher aux Keynésiens, ou encore qu’à la France gaullienne et pompidolienne des années 1958/1974, alors on ne voit pas les déplacements, les trans/formations, les changements de formes et les mutations d’apparence du CME à travers sa multitude d’avatars nationaux et son foisonnement de résurgences historiques au gré des rapports de forces entre puissances impérialistes et surtout, entre Capital et Travail.

Et l’on commet alors la même erreur que celle, idéaliste, que commirent les physiciens et les épistémologues bourgeois du XXème siècle commençant quand, ne saisissant pas que la nouvelle physique émergeante détectait des formes toutes nouvelles de la nature matérielle (l’atome, l’électron, l’énergie…), ils ont décrété naïvement avec Mach, Ostwald et autre Poincaré, que “la matière disparaît” et que le “matérialisme tombe en désuétude”.

Mais le CME ne tombe pas en désuétude, loin s’en faut, et sous les formes trompeuses du “néolibéralisme” mondial et européen, il est plus prédateur que jamais comme le révèle une pandémie qui, habilement exploitée par le mécanisme unique Etat-monopoles, paupérise massivement la classe ouvrière, précarise comme jamais les couches moyennes… et gave désormais sans la moindre retenue nationale et continentale le grand capital et l’oligarchie d’une orgie d’argent public. 

Plutôt que de s’en épouvanter, il convient d’identifier l’ennemi, de le dénoncer pour ce qu’il est, de lier cette dénonciation à la revendication révolutionnaire du Frexit progressiste et d’abattre le monstre avant qu’il n’ait arasé notre pays et vampirisé l’humanité.

Pour cela, appliquons au CME la devise rationaliste et intelligemment combative de Spinoza: “ne pas rire, ni pleurer, ni haïr, mais comprendre”!


(1) Dans les années 1970, Louis Althusser et certains de ses disciples soixante-huitards se sont déchaînés contre le concept “révisionniste” de C.M.E. parce qu’ils y voyaient l’occasion pour les dirigeants du PCF de limiter d’avance les tâches de la révolution socialiste à celles qui résulteraient de la seule expropriation des monopoles. Mais quoique visant un danger bien réel et que la suite de l’histoire politique a hélas confirmée (programme commun PS/PCF sous domination social-démocrate, eurocommunisme, “mutation”, gouvernements maastrichtiens et pré-maastrichtiens à participations “communistes” de 1981 et de 1997), la critique althussérienne (d’inspiration maoïste à peine voilée) était mal ajustée. Initialement, l’idée de rassemblement antimonopoliste n’est nullement limitative et elle vise bien, comme il se doit, à isoler le grand capital, à diviser l’ennemi de classe, à fédérer le peuple autour de la classe ouvrière, à affaiblir structurellement la bourgeoisie en expropriant sa part la plus influente, et à ouvrir bel et bien, non par des incantations gauchistes mais concrètement et dans la pratique, la voie du socialisme intégral pour la France. La véritable déviation social-démocrate – que nous avions nous-même signalée dès le début des années 1970 dans un courrier à France Nouvelle – tenait moins au constat dressé par le PCF d’alors (un constat exhaustivement documenté par le livre que nous commentons) de l’existence d’un “mécanisme unique unique Etats/monopoles”, mais à l’abandon, tout bonnement, de la théorie marxiste-léniniste de l’Etat et au délaissement révisionniste en germes dès la fin des années 1960 du concept de “dictature du prolétariat”. En effet, dès avant 1976, où ce concept fut définitivement caricaturé puis abandonné de manière révisionniste -, la direction du PCF (par ex. Marchais dans son livre de 1973 intitulé Le défi démocratique) avait rompu sans le dire avec l’idée stratégique centrale de Marx et de Lénin: la classe ouvrière en révolution ne doit pas se contenter de reprendre à son compte l’appareil étatique de la domination, fût-ce, comme on disait alors au PCF, pour le “démocratiser”. Comme l’a montré l’expérience de toutes les révolutions prolétariennes victorieuses, et comme l’a confirmé a contrario celle des révolutions vaincues, le prolétariat ne doit pas se contenter de reprendre à son compte l’appareil d’Etat hérité de la bourgeoisie, fût-ce en le démocratisant, ce qu’il faut bien entendu toujours commencer par faire: il lui faut, chemin faisant, construire un nouvel appareil d’Etat ancré sur les luttes révolutionnaires, Commune de Paris, Soviets ouvriers, etc. Et c’est évidemment encore plus vrai et nécessaire à l’époque du “mécanisme unique Etat/monopoles”. Sans cela, le C.M.E., en apparence chassé de l’économie par la nationalisation des monopoles, reviendra en force à la première occasion par l’entremise des positions de force gardées par la bourgeoisie dans la “justice”, l’armée, la police, les médias d’Etat, les “institutions économiques”, et, à notre époque, les mécanismes institutionnels de l’UE qui “supranationalisent” le contrôle étatique et neutralisent par avance toute nationalisation démocratique (en ce sens, le néolibéral de choc Alain Madelin avait raison de dire que le Traité de Maastricht était une “assurance tous risques” contre le socialisme). Si donc, une prise en compte superficielle du C.M.E. peut éloigner du marxisme-léninisme, une prise en compte sérieuse de ce qu’il comporte de contraintes politiques, nous rapproche de l’idée de dictature du prolétariat: il faut briser toute la chaîne monopoliste si l’on ne veut pas qu’elle se reconstitue, telle une tentacule monstrueuse, au sein même du “changement démocratique” cherchant à faire l’économie de la révolution et du rôle dirigeant du prolétariat dans la révolution. Une étude de la manière dont la “boli-bourgeoisie” vénézuélienne s’est constituée ou reconstituée au coeur même de l’appareil d’Etat et du pétrole nationalisé vénézuéliens serait, de ce point de vue, du plus haut intérêt. Bien entendu, on prendra garde en relisant ce texte de ne pas confondre grossièrement l’ appareil d’Etat bourgeois avec les SERVICES PUBLICS, hôpitaux, écoles, EDF, SNCF, Equipement routier, etc. Certes, ces services publics sont eux-mêmes largement dévoyés par la bourgeoisie qui les fait servir aux fins générales de la reproduction du MPC. Mais il suffit de voir quelles sont les parties de la “fonction publique” que la bourgeoisie ne cesse de démolir (santé, éducation, forêts…) et quelles sont celles qu’elles ne cesse d’engraisser et de “chouchouter”, nationalement et continentalement, pour voir ce que peut signifier concrètement l’expression de Marx “briser l’Etat bourgeois”.