Par Georges Gastaud juillet 2022
Sentir et savoir, une nouvelle théorie de la conscience, par Antonio Damasio
Odile Jacob, 2021, traduit de l’anglais par Jean-Clément Nau.
J’avais déjà signalé il y a quelques années l’important – que dis-je, le génial ! – livre du neuroscientifique étatsunien Antonio Damasio et j’ai d’ailleurs largement intégré ses conclusions dans le chapitre portant sur la subjectivité de mon opus Lumières communes, traité de philosophie générale à la lumière du matérialisme dialectique. Plus condensé et plus « grand public » (en apparence : car un homme subtil ne cesse jamais de l’être…), donc parfois un peu elliptique, Sentir et savoir synthétise, ajuste et approfondit les thèses novatrices déjà exposées dans The feeling of what happens, traduit en français chez le même éditeur sous le titreLe sentiment même de soi. Contre une conception intellectualiste de la conscience qui la confond trop souvent avec l’ « esprit » ou avec la pensée en général, et plus encore contre une conception agnostique, voire mystique du Soi qui, au moins depuis St-Augustin et ses Confessions, y voit un mystère insondable (celui de l’« intériorité » indûment confondue avec la mémoire), le grand neuroscientifique étatsunien montre que la conscience de soi est nativement et structurellement liée à l’émotion, aux sensations et, plus globalement, aux sentiments, et qu’elle est anatomiquement ancrée dans la région du tronc cérébral ou de ses équivalents zoologiques préhumains (en conséquence, son apparition évolutive est très antérieure à l’émergence d’Homo sapiens, voire des mammifères : sans parler des oiseaux, des reptiles et des poissons, elle serait donc déjà présente chez certains invertébrés). Non seulement la conscience de soi existe bel et bien – elle n’est donc pas une pure illusion (le fameux effet-sujet cher aux structuralistes des années 1960 : du reste, quand bien même elle serait largement illusoire, il faudrait bien qu’elle existât en tant qu’illusion… pour quelqu’un), mais elle est scientifiquement connaissable en principe tant dans son contenu (l’introspection jadis dénigrée par Auguste Comte n’est pas une pure aberration !) que dans son existence même. En effet, le sentiment même de soi existe doublement : comme réalité psychique (car la subjectivité est un fait… objectif !) mais aussi comme connaissance plus ou moins ajustée d’un état physiologique global émergent. Et avec lui d’un « Soi » qui n’est pas pure fiction comme ont feint de le croire Hume ou Nietzsche1, et qui possède un véritable « répondant » biochimique du côté du corps. Certes, la conscience de soi2 n’est pas une chose, une sorte d’âme substantielle ou de « mini-corps » semblable à ce qu’imaginait encore le matérialisme mal dégrossi (sur ce point) de Lucrèce. Elle relève plutôt du processus, de l’interaction continue entre, d’une part, l’état du corps, signalé notamment par la chimie de ses organes et précédée par la capacité émergente de certains organismes pluricellulaires de synthétiser objectivement l’état général de leur organisme (faut-il revaloriser sous un jour nouveau la vieille notion hippocratique d’ humeur ?) et l’apparition d’un système nerveux central capable de détecter, de « lire » et de comparer sans trêve les états successifs du corps propre. La conscience naîtrait ainsi à l’intersection des « cartes » mentales successives que le cerveau dresse en continu des états objectifs du corps en les superposant et en les comparant sans trêve. Bien entendu, l’ « invention » de la conscience porte une fonction évolutive et sélective éminente puisque les organismes capables de prendre globalement en compte leur état intérieur (à l’inverse des plantes ou des vivants unicellulaires par ex.) sont du même coup mieux placés en moyenne pour s’orienter dans la lutte pour la vie que les organismes appartenant à des espèces qui s’orientent au coup par coup sans vision d’ensemble de leur état interne et sans possibilité de rapporter cet état aux sensations et aux actions portant sur le monde extérieur. Le philosophe Raymond Ruyer, qui définit la conscience comme « survol », a d’ailleurs dit des choses saisissantes à ce sujet dès les années 1960.
Encore une fois, nous ne suggérons pas que la conscience en tant qu’humaine se limiterait au sentiment animal de soi et Damasio refuse d’ailleurs explicitement, et depuis toujours, un tel réductionnisme. Il ne rejette du reste ni la notion freudienne d’inconscient ni l’idée que la conscience sociale propre à l’humain est enchâssée dans le langage et dans l’engrènement des relations sociales, même si la psychologie d’inspiration marxiste (on pense au Soviétique Alexis Leontiev ou au Français Henri Wallon, que ne semble pas avoir lu l’auteur étatsunien) soulignerait sans doute davantage que l’auteur l’idée que le reflet psychique est structuré par les activités socialement structurées (dis-moi comment et sur quoi tu agis et je pourrai approximer ce que tu ressens) ; mais on ne saurait reprocher à l’auteur de circonscrire avec rigueur son objet d’étude et de s’en tenir à l’analyse de cette merveille des merveilles que constitue la possibilité pour un organisme de se sentir exister, souffrir et agir (la phénomènologie classique parlerait plutôt de pour-soi, mais il suffirait de s’entendre sur les mots) : si cette donnée primaire et biologiquement constituée n’existait pas, il est en effet évident que toutes les relations sociales présentes, passées et futures ne permettraient pas à un individu de « faire sujet »…
Pour finir, voici quelques citations qui permettent d’entrevoir comment A.T. Damasio ouvre la perspective d’une exploration objective, rationnelle et, en définitive, matérialiste, du Soi et de la conscience de soi.
« CARTES »
« La perturbation physique qui caractérise les sentiments s’explique par le fait que des actions sont provoquées sans cesse à l’intérieur de notre corps, puis reflétées dans la cartographie neuronale détaillée et multiniveaux de ce même monde intérieur, qui elle-même est reliée à divers compartiments du corps et à ses actions. Ces cartographies sont la principale source de la ‘coloration’ variée des sentiments. Elles engendrent des valences éprouvées par l’organisme – positives ou négatives, plaisantes ou inconfortables, agréables ou désagréables » (p. 106).
PAS SI MYSTERIEUSE QUE CELA, LA CONSCIENCE…
« Il est assez surprenant de constater que la conscience a été considérée comme un domaine à part, au statut particulier, voire unique, qui ne serait pas seulement difficile d’accès, mais tout simplement insoluble (…). La biologie générale, la neurobiologie, la psychologie et la philosophie de l’esprit contiennent les outils nécessaires pour résoudre le problème de la conscience et pourraient même permettre de faire un grand pas vers l’élucidation du problème plus profond qui le sous-tend : de quoi est fait l’esprit lui-même ? La physique peut nous venir en aide sur ce point ». (p. 146).
« Le Je pense accompagne toutes mes représentations », Emmanuel Kant (cité par G.G.)
« La composante ‘existence’ est toujours présente, même lorsqu’elle n’est pas dominante : elle est faite d’éléments neuronaux et non neuronaux. Dire que notre esprit conscient serait indépendant de son substrat organique reviendrait à affirmer qu’il est possible de se passer de l’exercice de l’‘existence’ et que seuls les autres contenus mentaux comptent réellement. Cela reviendrait à nier le fait selon lequel le fondement des expériences mentales est, avant toute chose, l’expérience/la conscience d’un type d’organisme particulier dans un état particulier. Le substrat compte : il doit compter parce que ce substrat est l’organisme de la personne qui est en train de vivre l’histoire et d’y réagir affectivement. » (p. 187).
LIMITES DU REDUCTIONNISME MECANICISTE EN MATIERE D’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE (I.A.) – p. 205
Parlant des pionniers de l’I.A., Damasio indique : « Ces brillants pionniers ont privilégié une approche économique, sont allés droit au but. Ils ont essayé de simuler les caractéristiques jugées les plus essentielles et utiles – l’intelligence de base pourrait-on dire – et ont laissé de côté tout ce qu’ils jugeaient probablement superflu, voire problématique : tout ce qui touche au sentiment (…). Au regard de l’histoire, leurs priorités étaient compréhensibles. Il est indéniable que ce choix a engendré d’excellents résultats, et une richesse non moins impressionnante. J’émets toutefois une réserve : en procédant de cette manière, les pionniers ont montré qu’ils avaient mal compris l’évolution humaine et, ce faisant, ils ont limité la portée de l’intelligence artificielle et de la robotique qui en dérive, du point de vue du potentiel créatif comme du niveau maximal d’intelligence. L’erreur, dans cette conception de l’évolution, devrait apparaître clairement au vu des sujets explorés dans ce livre. L’univers de l’affect – l’expérience des sentiments qui découlent des pulsions, des motivations, des ajustement homéostatiques et des émotions – est un précurseur historique de l’intelligence. C’est grâce à l’affect que la créativité humaine a pu naître et grandir. L’univers de l’affect était nettement au-dessus des compétences aveugles et dissimulées des bactéries, mais il demeure un cran en dessous de l’intelligence humaine au sens propre (…). Le moment est venu d’admettre ces faits et d’ouvrir un nouveau chapitre dans l’histoire de l’intelligence artificielle et de la robotique. Nous pouvons à l’évidence développer des machines capables de fonctionner selon la logique générale des ‘sentiments homéostatiques’. Autrement dit, nous devons ajouter – presque paradoxalement – un degré de vulnérabilité à la robustesse tant désirée par les professionnels de la robotique. Nous pouvons aujourd’hui y parvenir en plaçant des sondes d’un bout à l’autre de la structure d’un robot, qui peut ainsi détecter et enregistrer l’état (plus ou moins optimal) de son propre corps et assimiler les informations correspondantes (…). Les machines sensibles ne sont pas des robots froids et prévisibles. D’une certaine manière, elles prennent soin d’elles-mêmes et parviennent à compenser leurs déficiences ».
1 Il est curieux qu’A.T. Damasio parle de manière uniquement positive du bouddhisme dont l’une des thèses centrales est précisément que… le Soi n’existe pas ! Que le Soi soit évolutif ne signifie pas qu’il n’existe pas ni même qu’il ne comporte rien de permanent. Mais ce passage de Sentir et savoir n’est à nos yeux qu’un à-côté passablement négligeable. Tout l’enjeu d’une conception dialectique du sujet est au contraire de saisir comment « la substance devient sujet » (Hegel), ce qui infime à la fois le substantialisme métaphysique de l’ « âme » et l’anti-substantialisme irrationaliste héritier des conceptions sceptiques de David Hume.
2 Dans le vocabulaire hégélien de La Phénoménologie de l’Esprit, on dirait plutôt le sentiment de soi, la conscience proprement dite étant propre à l’être social et mobilisant des relations sociales et langagières complexes à travers les processus réflexifs, sinon réfléchis, de la reconnaissance sociale.