Par Georges Gastaud
LA REVOLUTION FRANCAISE
Albert Mathiez, 10/18, 1922, Armand Colin
De jeunes communistes, et plus globalement, de jeunes républicains dignes de ce nom, doivent lire ce livre dense qui va à l’essentiel sans confondre histoire et érudition et en dégageant fortement le fil rouge – faudrait-il dire le fil bleu ? – de ce que Lénine appelait « la Grande Révolution ». L’ouvrage de Mathiez ne se contente pas de démentir la « légende noire » de Robespierre en montrant que, non sans cautionner parfois de graves dérapages au fil de l’aggravation des conflits politiques (par ex. la loi ordonnant d’exécuter les prisonniers de guerre anglais ou autrichiens, une loi qui ne fut d’ailleurs, et c’est heureux, suivie d’effets), l’Incorruptible a constamment représenté la ligne objectivement la plus progressiste, la plus rationnelle et la plus équilibrée du cours révolutionnaire, celle d’une alliance de classes nécessairement instable, entre le petit peuple parisien des sans-culotte et la partie les députés bourgeois de la Montagne qui s’inspirait davantage du Contrat social de Rousseau que du courant libéral-bourgeois de Voltaire et Diderot. Mathiez n’est pas plus tendre envers la faction des hébertistes, dont le fanatisme antichrétien et l’absence de programme social réel ouvrait une brèche permanente à la contre-révolution, qu’envers Danton, qui trempait dans des affaires louches et n’avait, en réalité, aucun principe politique ferme. Quant aux Girondins, Mathiez montre que ces députés issus de la grande bourgeoisie, en particulier d’une ville de Bordeaux enrichie par la traite négrière, ont déclenché leur « guerre révolutionnaire » irresponsable contre l’Europe monarchique sans se donner les moyens de la mener énergiquement. En réalité, pour vaincre à tout prix la Montagne et les Sans-Culotte parisiens qu’ils considéraient comme leurs ennemis principaux, ces « Brissotins » étaient prêts à s’allier de fait à la contre-révolution, voire à destituer Paris et à démembrer la France (c’est ce qu’on appelait le « fédéralisme »). C’est du reste à quoi s’emploie Macron de nos jours à travers l’ainsi-nommé « pacte girondin », ce coup d’Etat centralisé permanent contre la République une et indivisible…
L’auteur montre aussi combien l’irruption des masses populaires paysannes, et plus encore celle des artisans et des prolétaires parisiens, a conduit à radicaliser la Révolution française et à la mener bien plus loin politiquement et socialement que ne l’avait initialement prévu la bourgeoisie révolutionnaire de 1789, Robespierre inclus. Bien que Mathiez ne se réclame pas ouvertement du marxisme, sa méthodologie historique est foncièrement matérialiste : il établit que les principales « Journées » révolutionnaires qui renversèrent la monarchie et qui jetèrent les bases de la première République sociale de l’histoire (notamment par la taxation des prix et, de manière plus systémique, par le projet propre à Saint-Just d’une égalisation des fortunes : « l’opulence est une infamie ») furent fortement liées à la « crise des subsistances » et à l’inflation galopante par laquelle la bourgeoisie riche des villes et des campagnes affamait le peuple ouvrier de Paris et substituait à l’aristocratie nobiliaire le nouveau despotisme de l’Argent, de la spéculation et de l’accaparement des denrées. C’en est au point que Mathiez emploie moult fois l’expression « lutte des classes », voire celle, peut-être outrée dans le contexte, de « dictature du prolétariat ». En tous cas, les « marxistes » actuels (notamment ceux d’entre eux qui se réclament de Trotski) qui croient régler son compte à la Révolution française en la qualifiant sommairement de « bourgeoise » (Lénine parlait plus dialectiquement de « révolution démocratique bourgeoise ») et en méconnaissant ses différences profondes d’avec les révolutions anglaise et américaine, coupent les luttes actuelles d’une source profonde d’inspiration historique : ils ignorent en effet combien notre Révolution, principal exploit collectif de notre histoire quasi millénaire, a permis l’irruption au long cours des couches populaires tendant à s’organiser sous leur bannière propre. C’est du reste au cours de la Révolution « bourgeoise » que, arraché de haute lutte au gouvernement anti-ouvrier de La Fayette, qui venait de proclamer la loi martiale à l’encontre des ouvriers grévistes du Champ de Mars refusant la Loi Le Chapelier (elle interdisait la grève et le « droit de coalition », c’est-à-dire le syndicalisme avant la lettre), le drapeau rouge fut retourné contre l’ennemi de classe bourgeois et s’est mué à l’improviste en emblème du prolétariat en lutte. C’est en effet au cours des combats de rue qui répondirent à cette loi scélérate qu’un insurgé anonyme eut l’idée géniale de décrocher de son mat le drapeau rouge (qui signifiait originellement « dispersez-vous, tir sans sommation imminent ») et d’inscrire sur ce glorieux trophée de guerre l’expression loi martiale du peuple souverain ? N’est-ce pas en outre à l’issue de la phase la plus radicale de la Révolution, celle qui fut dirigée par le triumvirat plébéien Robespierre-Couthon-Saint-Just, que prendra corps la Conspiration pour l’Egalité que liquidera le général Bonaparte sur l’ordre du régime thermidorien du Directoire ? Or c’est ce mouvement dirigé par Gracchus Babeuf que Marx qualifiera rétrospectivement de premier parti communiste de l’époque moderne ?
On a coutume de dire – et les fondateurs du PRCF alors animateurs de la FNARC furent les premiers à le marteler lors des grèves dures du printemps 2003 – que les politiques néolibérales actuelles déconstruisent méthodiquement le programme du CNR et les grandes réformes démocratiques que nous ont léguées les ministres communistes de 1945. Cette appréciation historique est juste mais insuffisante ; en effet, la prétendue « construction » européenne, complétée par l’actuel Pacte girondin de Macron et par tout ce qu’il promeut de façon destructive (autonomie de la Corse, de la Bretagne, de l’Alsace, « droit à la différenciation des territoires » et non pas construction méthodique, péréquée et planifiée, de leur égale promotion, bref, mise à mort de la « République une et indivisible » chère aux Jacobins, transfert de souveraineté de la France vers ce que le chancelier allemand Olaf Scholz appelle l’ « Etat fédéral européen », voire éviction rampante de cette langue française unificatrice que les Jacobins promurent sur tout le territoire, n’est autre que la déconstruction méthodique des conquêtes de la Révolution et de sa phase la plus populaire, celle que continuent de personnifier les noms de Marat et des frères Robespierre). D’instinct notre peuple s’en rend compte puisqu’au plus fort de la révolte des Gilets jaunes, les deux principaux symboles révolutionnaires de 1789-1794, le drapeau tricolore et la Marseillaise, ont recouvré tout leur sens insurrectionnel initial à l’initiative des manifestants courageux clamant malgré la répression barbare : « Emmanuel Macron, on vient te chercher chez toi ! » comme les femmes prolétaires de 1789 étaient parties à Versailles « chercher le boulanger, la boulangère et le petit mitron » (le roi, la reine et le dauphin). Tant pis pour les petits maîtres du « marxisme » euro-soumis qui vitupèrent contre cette symbolique indispensable pour réarmer la résistance idéologique de notre peuple et qu’il revient aux véritables héritiers de la Grande Révolution, des Trois Glorieuses de 1830, du Printemps des peuples de 1848, de la Commune, des luttes ouvrières et laïques de 1905/1906, du Congrès de Tours, du Front populaire, de la Résistance antifasciste, des solidarités anticoloniales et des grandes grèves ouvrières de 1968, de faire vivre au présent en les associant aux symboles internationalistes du prolétariat, le drapeau rouge, l’Internationale et l’emblème ouvrier et paysan du marteau et de la faucille.
Bref, il est vital pour les jeunes militants de la démocratie et du socialisme d’étudier vraiment l’histoire de France et de saisir que, sauf cas particulier, elle est désormais enseignée de manière biaisée, voire inconsistante, par notre Education de moins en moins « nationale » et de plus en plus néolibérale, antijacobine et euro-atlantiste. Car comme le rappelle souvent notre camarade Léon Landini, grand Résistant et grand passeur d’histoire, « la mémoire des luttes ne vaut pas que pour le souvenir, elle vaut d’abord pour le devenir des peuples ».