Par Georges Gastaud

Préhistoire intime – Vivre dans la peau des Homo sapiens

de Sophie A. de BeauneFolio histoire, Gallimard, 2022

Livre profondément rationaliste, voire matérialiste, qui contredit, nombreuses preuves à l’appui, ceux qui prétendent que « nous ne saurons jamais rien » de la vie quotidienne et de l’intimité des humains de la préhistoire (la période étudiée va ici de – 40 000 à – 10 000 ans avant notre ère). De même, l’autrice refuse-t-elle les explications mystiques (notamment émanant des milieux de l’ « histoire de l’art »), ces refuges de l’ignorance qui, devant tout phénomène préhistorique un peu complexe, recourent d’emblée aux « rituels d’initiation », au « sacré », au « cultuel », etc. En réalité, le propos de Sophie A. de Beaune est de montrer que nous pouvons parfaitement inférer des vestiges paléolithiques et néolithiques relativement nombreux qui nous sont parvenus nombre de comportements sociaux objectifs et par leur médiation, nombre de ressentis subjectifs possibles, sinon probables : « alors qu’on pourrait penser que leurs gestes, postures et mouvements sont totalement hors de notre portée, les nombreux vestiges laissés par leurs activités techniques ou leurs déplacement dans les espaces souterrains nous permettent de les retrouver (chapitre II). On peut aussi tenter de comprendre qui faisait quoi à partir des vestiges laissés par les activités, mais aussi des restes humains et des stigmates qu’ils portent ». Il apparaît ainsi que les hommes de ces temps apparemment reculés étaient déjà proches des humains actuels par leurs conduites comme par leur ressenti probable (par ex. par leurs rapports aux enfants).

Par ailleurs, Sophie A. de Beaune évite les clichés animalistes à la mode qui prétendent effacer toute différence entre l’humanité et l’animalité et elle se demande bel et bien « comment on est passé d’une forme préhumaine à une forme humaine ». Dans la lignée du grand paléontologue et anthropologue français André Leroi-Gourhan, l’autrice montre que les modifications environnementales et climatiques en Afrique orientale (berceau de l’humanité primordiale) ont à la fois suscité et permis une révolution dans le mode de vie des homininés : ils sont globalement passés d’une alimentation purement végétale, à laquelle en sont restés les australopithèques, à une alimentation omnivore, plus largement carnée et centrée sur la chasse aux grands herbivores des savanes qui remplaçaient peu à peu les forêts initiales. Cela a enclenché une dialectique vertueuse de la croissance cérébrale (le cerveau est un gros consommateur d’énergie) et des activités techniques permettant de développer l’outillage et les armes de chasse. Soit dit en passant, on ne saurait donc déclamer unilatéralement contre l’assèchement climatique initial de l’Afrique, sans lequel nous ne serions pas là, ni contre la chasse et l’alimentation carnée « en général », et ce qui peut être une nuisance dans telles conditions biologiques et historiques données, a pu être le socle d’une avancée évolutive dans d’autres conditions : « une fois la modification amorcée, l’alimentation et la croissance cérébrale ont probablement interagi : des cerveaux plus volumineux ont engendré un comportement social plus complexe, qui a conduit à de nouvelles tactiques de recherche de la nourriture et à l’amélioration de l’alimentation, elles-mêmes favorisant l’évolution du cerveau. On aurait donc eu affaire à un processus de coévolution » (p. 24). Ne s’agit-il pas là typiquement de ce qu’Engels appelait un « saut qualitatif »1, et dont il avait philosophiquement brossé les linéaments de principe dans son texte classique Le rôle du travail dans la transformation du singe en homme, et/ou de ce que Hegel avait avant lui qualifié d’ « action réciproque » (Wechselwirkung) ? 

Plus globalement, la méthodologie de Sophie A. de Beaune est sainement matérialiste : elle refuse à la fois de séparer les conduites des artefacts, et de couper les pensées humaines (donc l’ « intériorité ») des conduites impliquées par la conformation, par la destination et par le mode de fabrication des objets techniques vestigiaux. Car « les gestes techniques sont inscrits dans la matière et il suffit de savoir les lire. C’est aujourd’hui possible grâce aux innombrables expérimentations réalisées qui ont permis de constituer des référentiels destinés à être comparés aux vestiges archéologiques » (p. 67). Il est même possible de montrer combien les activités techniques sont proches des activités esthétiques, par ex. comment le travail, dès lors qu’il est rythmé (par ex. le pilage au mortier des céréales par des femmes travaillant en cadence), n’est plus très éloigné de la danse, voire de la chorégraphie (p. 182).

Rejetant toute forme d’intrusion idéologique dans le travail scientifique – et le matérialisme véritable n’est pas préjugé idéologique mais « étude de la nature sans addition étrangère » (Engels) –, l’autrice rejette à la fois l’approche traditionnelle de la paléontologie, qui majorait inconsciemment le rôle des hommes dans les activités productives (par ex. en surévaluant les armes de silex qui, par la nature même de leur matériau de façonnage, avaient bien plus de chances de nous parvenir que n’en avaient les vêtements ou les produits de corderie fabriqués par les femmes), et une forme de féminisme pseudo-scientifique (non moins aberrante sur le principe que la théorie jdanovienne « des deux sciences, bourgeoise et prolétarienne ») qui tendrait à remplacer le phallocentrisme récurrent de certains milieux scientifiques par un fémino-centrisme non moins unilatéral et lourdingue : « il est dommage, écrit ainsi Mme de Beaune p . 117, que certains travaux menés par des archéologues femmes soient biaisés dans une perspective militante, ce qui leur enlève un peu de leur crédibilité. Certaines d’entre elles cherchent même à déterminer l’origine de la ‘domination masculine’ sans se rendre compte que cette notion n’a guère de sens dans nombre de sociétés non occidentales. Hommes et femmes ont souvent des rôles complémentaires sans que l’un ne domine l’autre, et certaines décisions importantes pour le groupe sont prises en commun, comme celles relatives à la résidence dans les sociétés actuelles de chasseurs-cueilleurs ». Ceux qui, de nos jours, invalident à la légère l’hypothèse engelsienne d’une division sexuelle du travail au cours de la « Préhistoire » vont donc trop vite en besogne. En effet, l’archéologie permet en effet de pointer l’existence d’une « division sexuelle du travail tant au Nafoutien qu’au Néolithique » (p. 141), division ne signifiant pas pour autant hiérarchie des sexes. 

Signalons enfin la stimulante et très matérialiste réflexion de Mme de Beaune sur le rapport entre les langues existantes et la perception des couleurs caractérisant différentes sortes de civilisation. Certes, les langues ne nomment et ne positionnent pas identiquement les différentes couleurs de l’arc-en-ciel. Mais il y a tout lieu de penser que, pour autant, les anciens Sapiens et les hommes actuels voyaient et voient des nuances chromatiques très différentes : non seulement notre équipement neurologique perceptif était déjà globalement fixé mais, bien évidemment, le blanc et le noir par ex. se distinguent l’un de l’autre de manière objective et pas seulement subjective, et encore moins de manière uniquement langagière. Par ex. concernant les Inuits qui disposent d’un grand nombre de mots pour décrire la neige (de même que les Touaregs ont créé un riche vocabulaire leur permettant de distinguer et de nommer les différentes variétés de sable…), il faut rappeler ceci : « le français et l’anglais utilisés dans les régions froides de l’Amérique du Nord possèdent autant de mots que l’inuktitut pour parler de la neige. Cela ne signifie pas évidemment que les populations vivant dans un environnement glacé et neigeux ont une perception visuelle différente de la nôtre : ils voient la même chose que nous mais, parce qu’il s’agit d’une affaire importante pour eux, ils ont développé un vocabulaire plus riche et nuancé pour décrire les états de la neige qu’ils ont appris à reconnaître (…) ».

Pour conclure ce propos en le référant à l’actualité estivale, un petit conseil touristico-scientifique : lisez le livre de Sophie de Beaune (et notamment ce dont ne parle pas le présent compte-rendu, qui est sciemment axé sur la pertinence philosophique de ce livre, en particulier l’analyse de l’art pariétal), puis courez à Marseille visiter l’exposition sur la fascinante Grotte Cosquer et sur ses magnifiques figures picturales. 

1 A noter cependant que, si Mme de Beaune confirme l’existence d’un saut qualitatif entre les anciens australopithèques et les nouveaux Homo, elle nie l’existence d’un saut qualitatif décisif entre les Sapiens actuels, il y a 40 000 ou 100 000 ans, et les Homo antérieurs et c’est évidemment l’examen des données archéologiques qui doit en l’occurrence primer, et non pas l’obsession de voir à tout propos des ruptures, des sauts qualitatifs ou des révolutions. Cf les phrases conclusives du livre.